Par Octo AM
Après avoir traité de l’allocation et de la politique monétaire dans nos deux derniers hebdos, nous aborderons aujourd’hui le cas d’un émetteur obligataire que nous trouvons particulièrement défavorable pour un investisseur, en particulier parce que son rendement et sa prime de crédit sont restés très faibles au regard de la qualité de crédit qui s’est – ou pourrait – se détériorer significativement. Le marché obligataire étant abondant et varié, pourquoi donc risquer l’accident sur des obligations qui offrent entre 4% et 5% de rendement et qui pourraient basculer à 8% ou 10% dans les mois à venir, impliquant des dizaines de points de moins-values ?
Nous parlerons ici d’Ubisoft.
Si l’entreprise fait la une des publications actions depuis plusieurs semaines, tant ses difficultés s’amoncellent, elle était pour le moment passée entre les gouttes du marché du crédit. Trois raisons, qui ne nous semblent pas justifiées, peuvent expliquer cette dichotomie qui se produit de temps à autres, puis finit toujours par se corriger :
- L’absence de notation d’agence, impliquant elle-même deux conséquences :
- L’absence de la plupart des gestions sous contrainte ou indicielle : il est probable que la dégradation récente de la qualité eût, pour un émetteur noté, passé l’entreprise du segment ‘investment grade’ au segment ‘high yield’ ou a minima une mise sous surveillance négative qui aurait alerté le marché, impliquant une phase de cession et donc d’écartement de spread. En étant non noté, l’émetteur est positionné plutôt dans des portefeuilles satellites, moins sensibles à l’actualité financière et aux flux techniques.
- L’absence du référentiel sur la qualité de crédit que sont les agences, rendant l’émetteur moins sujet à des articles de presse sur le sujet et à une gestion ‘quantitative’ de l’émetteur
- Un encours majoritairement positionné sur des obligations convertibles : si ces dernières sont bel et bien des obligations elles sont généralement gérées à part, par des gérants spécifiques et dans des fonds spécifiques, dont l’analyse est plus un mix 50/50 entre action et crédit qu’une analyse crédit pure. Il arrive ainsi fréquemment qu’une obligation convertible, à cause de flux spécifiques sur ces fonds ou d’un comportement erratique de l’action, offre un rendement significativement éloigné, toutes choses égales par ailleurs, d’une obligation classique du même émetteur.
- Un émetteur bénéficiant encore d’une réputation de prudence et de bonne qualité. Souvent, en particulier pour les émetteurs non notés, on observe un décalage de temps de plusieurs années entre la qualité de crédit réelle et la perception des investisseurs de ce crédit, que ce soit dans le bon ou dans le mauvais sens. Ainsi, Rallye ou Atos bénéficiaient-elles d’un très bon crédit auprès de bon nombre d’investisseurs obligataires encore quelques mois avant de sombrer, alors même que l’analyse financière stricto sensu montrait depuis déjà plusieurs années les problèmes qui ont causé leur chute.
(Sources : Bloomberg, Octo AM)
Voici donc les éléments qui nous posent question chez Ubisoft et nous ont poussé, le 09/09/2024 à vendre la position de 1% que nous détenions dans le fonds OR2027. Evidemment, ces arguments ne sont que des signes avant-coureurs et n’augurent en rien d’une catastrophe pour l’émetteur mais comme nous le disions en introduction, il existe tant d’alternatives à des taux comparables sur le marché obligataire, dont la tendance est plus stable ou meilleure, dont le secteur est moins cyclique et moins lié à une mode ou à un succès sur un jeu, ou dont les possibles points d’achoppements sur l’analyse sont moins nombreux, qu’il serait dommage de ne pas faire l’arbitrage.
- Un bilan qui s’est significativement dégradé depuis 2019 avec :
- Une trésorerie stable
- un endettement multiplié par deux
- un chiffre d’affaires augmenté seulement d’un tiers
Cela signifie que l’endettement réalisé n’a pas été alloué sur des investissements générant du chiffre d’affaires ou du cash-flow mais qu’il a été pour le moment seulement dépensé. Généralement, dans ce genre de cas, on retrouve ce surplus d’endettement dans les actifs incorporels ce qui permet à une entreprise de ne pas dégrader son ratio actif/passif et de faire des promesses à bon compte aux investisseurs.
- C’est précisément ce qu’on observe chez Ubisoft avec des incorporels qui sont passés de 70% du bilan en 2019 à 92% actuellement. Le problème des actifs incorporels pour un créancier est double : premièrement ils sont difficiles à valoriser, au contraire d’un stock de marchandise ou d’un actif mobilier ou immobilier ; deuxièmement ils sont souvent beaucoup plus dépendants d’une entreprise qu’un actif corporel et on observe de manière empirique qu’ils perdent souvent l’essentiel de leur valeur lorsque l’entreprise va mal, a fortiori lors d’un défaut ou d’une restructuration de dette. Dans une analyse de type « stress test » en dévalorisant les actifs incorporels de 50%, ce qui n’est pas un cas extrême dans des phases de restructuration ou de cession urgente, le ratio Dette/Actif d’Ubisoft passerait donc dans le rouge écarlate. Plus avant, le ratio de Dette nette/Ebitda ne peut-t-il être évalué de façon dynamique que dans la mesure où la capacité de l’entreprise à générer des revenus à partir de ses actifs peut être correctement évaluée par l’analyste. Dès lors que cet actif est composé à 90% d’incorporels, cet exercice devient particulièrement compliqué.
- Des résultats et des cash-flows extrêmement volatiles : un peu comme le secteur de la mode ou de la production artistique, le secteur du jeu vidéo est relativement dépendant des lancements de jeux avec des tendances de mode, de Momentum, de réussite artistique et technique. Dans les années passées, Ubisoft parvenait à compenser cette volatilité opérationnelle et de trésorerie par une politique financière prudente et un bilan très solide. Plus récemment, des investissements plus hasardeux ou une surcharge de volatilité ou de déconvenues à absorber ont significativement mis à mal le bilan, qui n’aura, selon nous, plus une capacité d’absorption suffisante pour un créancier. Précisons bien ‘pour un créancier’ car son rendement potentiel est capé alors que sa perte potentielle est totale, tandis qu’un actionnaire pourrait espérer par exemple un jeu à très grand succès capable de faire rebondir l’action à ses sommets. Le créancier n’en verrait aucun bénéfice hormis le fait d’être remboursé, comme sur un émetteur moins risqué.
- Une baisse de la capacité à se désendetter : on pourrait considérer que l’endettement actuel et les cash-flows passés ont une importance toute relative si l’épisode est révolu, la fuite de capitaux contenue et les perspectives meilleures. Ce n’est pas le cas chez Ubisoft dont les perspectives de cash-flows pour les années à venir semblent chuter fortement : le free-cash-flow pourrait ainsi passer de 500M€ à 600M€ par an entre 2017 et aujourd’hui, à environ 150M€ pour les années à venir… alors même que l’endettement a doublé, ce qui crée un effet ciseaux important. De plus, la baisse des cash flows est liée, en grande partie à une augmentation forte des capex, qui passeraient d’une centaine de millions d’euros ces dernières années à 1Md d’euros pendant au moins deux ans… Ceci augmentera probablement encore l’endettement et les actifs incorporels avant d’éventuels effets bénéfiques. Ces chiffres montrent une marge de manœuvre très limitée pour l’entreprise qui pourrait être compensée par une fiabilité sans faille du management et une gouvernance solide, comme ce put être le cas de certaines entreprises comme, Aryzta ou Tullow dans leur histoire récente.
- Ce n’est pas le cas chez Ubisoft depuis plusieurs années à double titre :
- L’entreprise s’est révélée très peu fiable sur ses perspectives et ses publications de résultats depuis plusieurs exercices, avec moultes reports de retour à la rentabilité et plusieurs échecs relatifs de ses lancements de jeux, ce qui peut laisser craindre à une sortie de route vu la marge de manœuvre actuelle très étroite.
- La gouvernance est souvent pointée du doigt entre quasi-monopole familial au sein du management, gap générationnel, réorganisation peu claire, tensions actionnariales…
Tous ces éléments ne sont pas des fins en soi et n’interdisent absolument pas un investissement obligataire, si tant est que le rendement les rémunère suffisamment. Ce n’est clairement pas le cas d’Ubisoft en ce début septembre puisqu’à la date de notre cession (le 09/09/2024) ses obligations 2027 offraient 5.10% de rendement et les obligations convertibles 2031 offraient 6.50% de rendement. Si le rendement s’est déjà écarté depuis, traitant à la date de publication de cette hebdo (13/09/2024) à un niveau de 7.75% de rendement pour l’obligation 2028, ce niveau nous semble toujours largement en retard par rapport à la dégradation du crédit de l’émetteur, qui nous semble plus proche d’un niveau de rendement autour de 10%. Ainsi la tendance entamée depuis quelques jours a peu de chances de s’inverser et il est encore préférable de céder ses positions aux niveaux actuels.